PARKING
"Tiens" j’me suis dis comme ça : "pourquoi pas un nanar musical". Je viens de voir le magnifique film de Carlos Saura : "Argentina", alors dans ma grande crise de masochisme, tout comme je passe à la douche glacé après le sauna, je vais me faire un petit tour de Nanar. Mais j’ai quand même un argument, le réalisateur est Jacques Demy ... alors qu’est ce que l’on risque
Bon d’abord le film est français. Non mais y a pas de raison qu’on laisse aux étrangers ce domaine. Les acteurs ne s’y sont pas trompés, jugez plutôt : Francis Huster, Keiko Itô, Laurent Malet, Gérard Klein, Marie-France Pisier, Eva Darlan, Jean Marais, rien que du beau monde !
Le cinéma de Jacques Demy, exception culturelle s’il en est, n’était pas prêt pour les années 80. C’est historique, on ne peut pas le nier. Revoyez les scènes d’intro musicales d’"Une chambre en ville" ou de "Trois places pour le 26" pour vous en convaincre, puis le reste des deux films pour admettre que les meilleures scènes sont encore celles où le cinéaste n’essaie pas d’être raccord avec son temps.
L’exemple le plus cruel dans la filmographie de Demy reste encore "Parking", œuvre bâtarde torchée à la va-vite dans des conditions impossibles, et très rapidement désavouée par le maître. Face au courroux prévisible des Demydolâtres, plusieurs précisions s’imposent. Ces données objectives permettent, si ce n’est d’atténuer le taux quasi radioactif de nanardise du film, du moins de l’expliquer en grande partie.
L’écriture du scénario de Parking remonte au début des années 70, en pleine exaltation d’idoles du rock aux destins souvent funestes. Jacques Demy élabore son script en croisant deux influences : le spectre encore chaud de Jim Morrison imprimera son héros, et les grandes lignes de l’Orphée de Jean Cocteau dicteront son parcours tragique. Le réalisateur souhaite David Bowie, puis Johnny Hallyday dans le rôle principal : il n’aura aucun des deux. Le projet sommeille durant une bonne décennie jusqu’à ce que le producteur Dominique Vignet déboule avec une petite enveloppe, une rallonge avec les préventes du film au Japon, et une super idée pour le rôle-clé : Francis Huster.
Francis et son look à la "Disco Dancer".
L’acteur sort de deux films consécutifs avec Andrzej Zulawski, "La Femme publique" et "L’Amour Braque" - en termes de fatigue nerveuse, il est de notoriété publique qu’un seul tournage avec le Polonais violent équivaut à une décennie de carrière. On n’en sort pas indemne, sans séquelles dans son jeu. Francis Huster, pur produit de l’excellence théâtrale à la française, n’est plus le même. Quelque chose s’est brisé. Ses frontières entre retenue et cabotinage ont volé en éclats.
Histoire d’en rajouter plusieurs couches, Dominique Vignet exige que Parking, encore bien en deçà du budget prévu, soit tourné dans les plus brefs délais en vue d’une sélection cannoise. Pire : Vignet impose, dans le dos de Jacques Demy, que Francis Huster interprète lui-même les chansons du film – le producteur pense déjà aux 45 tours qu’il pourra écouler sur le seul nom de sa vedette.
La première scène du film trahit de fait sa plus colossale limite : Francis Huster, affublé qui plus est d’un pull informe et d’un string-bandana qu’il ne quittera quasiment plus, ne sait pas chanter. Pour être plus exact, il a une façon excessivement personnelle de donner de la voix. Torture des syllabes, intonations extraterrestres et souvent hors sujet, mimiques faciales incontrôlables, l’incarnation vocale de l’acteur massacre avec une rare violence des compositions ne brillant déjà pas par leur originalité. Bonheur d’Aimer, Entre nous deux, Simplement… Les titres des morceaux révèlent à eux seuls que Demy et Michel Legrand ne sont pas vraiment au top de leur game.
Voilà pour les avant- propos. Passons vite au synopsis du film :
Orphée est une star du rock (enfin, plutôt de la chanson pop mâtinée d’étranges obsessions pour la mythologie), fou amoureux d’Eurydice, sa Yoko Ono qui lui confectionne des statues informes pour les pochettes de ses albums. Quand on vous dit qu’il y a du Cocteau là-dedans. Nous avions apprécié Marpessa Down dans l’Eurydice de Camus peut-être en souci d’exotisme, y en a certain qui ce sont dit on va y mettre une nippone. Faut dire que l’on avait promis quelque chose aux japonais.
Et vlan ! Arrive le deuxième boulet de Parking : l’actrice nippone Keiko Itô, aussi à l’aise en français que n’importe lequel d’entre nous avec les noms de volcans islandais, dont la moindre réplique semble accouchée dans la douleur phonétique.
Pour tout dire Eurydice parle aussi mal qu’Orphée chante de travers. Ben si le film continue c’est aussi un peu la faute des spectateurs (nous) car aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Orphée est sur le point de jouer à guichets fermés à Bercy. Les répétitions battent leur plein : la dernière chanson d’Orphée, Le Styx, lui « résiste encore ». Alors qu’il l’interprète une énième fois, pour la plus grande hilarité du spectateur, un court-circuit de sa guitare électrique le met KO.
Charon, le passeur (ben oui parce qu’en France on connait ses classiques, Monsieur !) , l’emmène en bagnole dans les profondeurs d’un parking souterrain menant tout droit aux enfers : un autre parking, reconverti en centre administratif aux teintes blafardes. Alors là je suis d’accord y a certain endroit administratif qui font frois dans le dos. Mais tout cela n’est qu’une grossière erreur ; sur ordre d’Hadès (Jean Marais, hommage à Cocteau, tout ça tout ça), Orphée est renvoyé parmi les vivants. C’est pas un scoop les administrations font toujours des erreurs.... sans doute la faute de l’informatique....
Charon emmène Orphée dans sa porsche immatriculée "ENF 75".Heureusement qu’elle était pas immatriculée "ENC... 75"
L’enfer selon Demy.
Hadès.
Malgré l’inquiétude de son ingé son énamouré Calaïs et de son manager Aristée (Gérard Klein, complètement éteint derrière sa moustache), Orphée est back dans les bacs. Il refuse les avances d’une certaine Claude Perséphone des éditions Hadès (il y a de quoi ce Marais....) , qui lui propose de rejoindre son catalogue aux côtés de « Beethoven, Brahms, Mozart » (hum). Bon d’un autre coté Perséphone c’est Marie France Pisier... moi je l’aurais suivi aux enfers.
Gérard Klein et sa moustache, belle incarnation de la dignité outragée.
Bon mais lui Orphée il est pas comme ça. C’est Eurydice ou rien ! Oui mais voilà que cette abrutie n’a pas réservée de billets. Aussi sec, le gars Orphée il s’engueule avec elle. Histoire de se défouler il enregistre un morceau encore pire que tous les précédents réunis (Ben nous on y est pour rien, alors pourquoi nous imposer cela) . Le soir de son semi plébiscite populaire à Bercy, Eurydice se shoote avec l’héroïne offerte par la présidente du fan-club d’Orphée (a priori, le seul moyen de supporter la musique de l’idole).
La présidente du fanclub.
Inconscient du drame qui se joue chez lui, Orphée se la donne sur scène : il sautille, brame, hulule, accumule les rimes plates et convenues, avec cette aisance propre aux vrais ténors de la chanson française. On le voit haranguer la foule de figurants bovins qui lui tient lieu de public, on le voit suer à grosses gouttes et boire de grandes gorgées de Contrex, parfois il chante en fermant les yeux et parfois il chante en souriant, toujours avec cette voix de chat écorché. C’est un triomphe.
La foule en délire.
Ce n’est que lors de l’after, alors qu’il est en pleine « Célébration, célébratiooooon » de son concert - et juste après avoir roulé une conséquente galoche à son fidèle Calaïs - qu’Orphée apprend la mort par overdose de sa bienaimée. Comme de bien entendu, il ira la chercher aux enfers, qu’il tente de rejoindre une première fois en se jetant contre le mur du parking, gratifiant l’œil du nanardeur averti d’un splendide mannequin en mousse.
Jacques Demy assura avec professionnalisme le service après-vente de son film, notamment face à un Henri Chapier délicieusement dubitatif (leur entretien télévisé est disponible sur le site de l’INA). Mais dès la fin de ses obligations contractuelles, il s’empressa de rejeter Parking, qu’il considérait comme raté à tous les niveaux. Production design cheap au possible, figurants et temps de tournage limités, acteur principal impossible à diriger - et plus proche de Francis Lalanne que de Jim Morrison… Le miracle créatif n’a pas eu lieu. Même avec toute la bonne volonté du monde, le projet partait avec beaucoup trop de plomb dans l’aile.
C’est bien simple : à l’écran, en dehors d’un Francis Huster en pleine mauvaise descente zulawskienne, personne n’a l’air d’y croire, des cent figurants de Bercy sous Tranxène au staff d’Orphée visiblement insensible au charme de la vedette. Parking est un train sans conducteur que tous ses participants regardent passer en attendant qu’il déraille. Une agression esthétique continue, clairsemée d’instants inexplicablement gonzo (ce moment autre où Orphée commande un café), et dont la bande-son hurle en permanence l’aberration. Interrogé sur le film en 2010, Francis Huster s’est confessé. « C’est un métier d’être chanteur et ce n’est pas le mien. (…)Ça, c’est une casserole. » A ce niveau-là, on peut même parler de chaudron.